Lilas, où es-tu donc ?
La chambre de Van Gogh à Arles est peinte en septembre 1888. L’intention initiale du peintre était de produire une étude sur les relations entre le lilas et le jaune, deux couleurs complémentaires capables d’interagir de manière saisissante sur la toile. Dans une lettre à son frère Théo, il écrit ceci :
« Les murs sont d’un violet pâle. Le sol est à carreaux rouge. Le bois du lit et les chaises sont jaune beurre frais, le drap et les oreillers citron vert très clair. La couverture est rouge écarlate. La fenêtre verte. La table à toilette orangée, la cuve bleue. Les portes lilas. »

Cette description, précise et presque poétique, semble traduire à la fois l’ambition esthétique et la quête émotionnelle de Van Gogh. Pourtant, à la simple observation de l’œuvre aujourd’hui, une question surgit : où est le violet pâle des murs ? Où est le lilas des portes dont parle Van Gogh ? Ces teintes délicates, évoquées avec une telle clarté dans la lettre, semblent avoir disparu, remplacées par des tonalités bleues, plus froides et moins intimes. Aurait-il, après avoir écrit à son frère, modifié sa palette et repeint les murs et les portes en bleu clair ? Ou bien serait-ce une autre forme de mystère, une altération dictée par le passage du temps ?

Détail de l’œuvre juste à droite de la fenêtre et en haut à gauche du cadre suspendu au mur du fond. On n’y voit que du bleu. Le rouge qui aurait été mélangé au bleu pour former du violet pale s’est tout à fait fané.
La question a fini par intriguer conservateurs, physiciens et chimistes, qui ont scruté l’œuvre avec minutie, cherchant à percer le secret des couleurs d’origine. Les rayons X, utilisés pour sonder les couches de peinture, ont révélé des indices cruciaux. La texture, la composition et la taille des pigments corroborent les intentions décrites par Van Gogh dans sa lettre. Oui, les murs et les portes auraient bel et bien arboré les teintes lilas et violet pâle qu’il évoque. Mais pourquoi, alors, ces couleurs semblent-elles aujourd’hui absentes ? La réponse pourrait résider dans la nature même des pigments utilisés par l’artiste. Van Gogh, fidèle à son désir de produire des nuances vibrantes et lumineuses, aurait fabriqué son violet et son mauve clair en mélangeant du rouge (probablement un rose délicat) et du bleu.

Ancien cercle chromatique pour mélanges soustractifs.
On apprend dès l’école primaire à mélanger ses couleurs à l’aide des trois primaires : le rouge, le bleu et le jaune. À cela s’ajoutent le noir pour désaturer, assombrir ou intensifier, et le blanc pour éclaircir, adoucir ou créer des nuances pastel. Cette initiation, à la fois ludique et fondatrice, ouvre tout un univers d’expérimentation. Pourtant, même avec ces bases solides, les mélanges de couleurs réservent parfois des surprises, des subtilités imprévisibles que seul le temps, complice ou adversaire, peut révéler. Les pigments vieillissent, se métamorphosent sous l’effet de la lumière, de l’humidité ou de la chimie propre aux matériaux. Ces altérations, souvent imperceptibles à court terme, peuvent transformer une œuvre au fil des décennies, parfois au point d’en modifier les harmonies colorées initiales. Mais qu’en est-il précisément du changement colorimétrique observé dans La Chambre de Van Gogh à Arles ? Quels phénomènes pourraient expliquer la disparition du lilas et du violet pâle des murs et des portes, ces teintes décrites avec tant de soin par l’artiste dans sa lettre à son frère Théo ? Deux hypothèses principales émergent et méritent d’être explorées.
Des pigments de mauvaise qualité ?
La première hypothèse repose sur l’utilisation d’un pigment rouge de mauvaise qualité, qui aurait perdu son éclat au fil des années, laissant prédominer le bleu dans le mélange. Les rouges organiques qu’il utilisait, entre autres, à cette époque étaient particulièrement instables. Si le bleu de cobalt était déjà disponible (comme en témoigne son usage dans « L’église d’Auvers-sur-Oise », toile peinte 21 mois après) « La chambre de Van Gogh » à Arles (il n’est pas certain que Van Gogh ait systématiquement utilisé des pigments de première qualité, faute de moyens financiers). Vingt et un mois, dans la carrière fulgurante, mais économiquement précaire du peintre hollandais, représentent une éternité où ses choix matériels ont pu évoluer drastiquement. Exposés à la lumière au fil des décennies, les pigments auraient fané, s’effaçant progressivement pour ne laisser visible que le bleu. Ainsi, le lilas et le violet, ces teintes qui semblaient si centrales dans la vision originelle de Van Gogh, ne nous parviennent plus aujourd’hui que comme des échos, des souvenirs enfouis dans les strates de peinture et les mots d’une lettre. Cette disparition, bien que regrettable, n’enlève rien à la puissance émotionnelle de « La Chambre à Arles ». Elle ajoute même une couche supplémentaire de mystère et de mélancolie à une œuvre déjà chargée d’histoire et d’introspection. Le lilas, insaisissable et éphémère, demeure pourtant bien présent dans l’intention et l’imaginaire de Van Gogh. Et peut-être est-ce là sa véritable beauté : une couleur qui, même absente, continue de vibrer au-delà de la toile, dans nos esprits et nos cœurs.

La seconde moitié du XIXe siècle est en outre marquée par une révolution industrielle qui bouleverse le monde des arts plastiques, notamment avec l’introduction de pigments synthétiques issus de la chimie moderne. Si ces innovations permettent d’enrichir considérablement la palette des artistes, elles s’accompagnent également d’une période d’essais et d’erreurs. Les formulations chimiques des pigments n’étaient pas toujours stabilisées, et certains colorants se révélaient instables, particulièrement face à la lumière ou aux interactions avec d’autres matériaux. Van Gogh, en quête constante de nouvelles possibilités chromatiques, aurait-il expérimenté avec des pigments encore imparfaits ? Cela reste une possibilité. Mais une autre piste, tout aussi intrigante, mérite également d’être explorée.
L’oxydation des pigments entre eux ?
Les pigments, bien que colorés et souvent considérés comme inertes, ne sont pas chimiquement neutres. Chacun possède un pH qui peut être acide, neutre ou basique, et les mélanges de pigments aux propriétés chimiques opposées peuvent engendrer des réactions lentes, mais profondes, modifiant la couleur initiale avec le temps. Prenons l’exemple du vermillon, un rouge vif obtenu à partir de sulfure de mercure, et de la céruse, un blanc brillant à base de carbonate de plomb. Ces deux pigments, très prisés des peintres classiques (heureusement remplacés aujourd’hui par des couleurs beacoup plus sûr à l’utilisation pour les peintres), produisaient un mélange instable : le vermillon noircissait au contact de la céruse, rendant impossible l’obtention de tons roses durables. À cause de ce défaut, les artistes de l’époque préféraient souvent utiliser des pigments purs et évitaient les mélanges risqués. Un exemple plus moderne concerne le cadmium, un pigment jaune à rouge célèbre pour sa stabilité face à la lumière. Cependant, lorsqu’il est mis en contact avec des pigments à base de cuivre une réaction chimique survient au fil du temps, provoquant un noircissement de la peinture. Dans le cas de « La chambre de Van Gogh à Arles », une telle réaction chimique pourrait expliquer la transformation du violet pâle initial en un bleu plus dominant. Van Gogh aurait peut-être mélangé un rouge instable avec un bleu plus durable, créant une teinte éphémère qui s’est progressivement altérée sous l’effet du temps et des réactions chimiques internes.
Une combinaison des deux hypothèses ?
Il est également envisageable que les deux phénomènes, l’usage de pigments de qualité variable et l’interaction chimique entre eux se soient conjugués pour transformer la palette de Van Gogh. L’usure des matériaux, la lumière, l’humidité et d’autres facteurs environnementaux pourraient avoir accéléré ces processus. Ces considérations nous rappellent que la conservation des œuvres d’art est une science délicate, où chaque nuance porte en elle une histoire complexe, à la croisée de l’alchimie, de l’innovation industrielle et de la vision artistique.
Comment se prévenir de tels changements colorimétriques ?
Quatre conseils essentiels…
Moins, c’est encore mieux
Mon premier conseil est de privilégier une gamme restreinte de couleurs. Travailler avec peu de pigments favorise la cohérence et réduit le risque d’interactions chimiques imprévues. Avant d’adopter un pigment, renseignez-vous sur sa composition chimique et ses propriétés. Certains pigments, bien que séduisant par leurs teintes vives, peuvent s’avérer instables à long terme. Il existe de nombreuses ressources pour approfondir vos connaissances sur le sujet. Une excellente introduction est l’ouvrage de Stella Paul, « L’histoire de la couleur dans l’art », publié chez Phaidon. Ce livre, accessible et riche en illustrations, vous guidera dans une meilleure compréhension des pigments et de leur histoire. Investir du temps dans la connaissance de vos matériaux est une étape essentielle pour prévenir des erreurs irréversibles.

La simplicité est gagnante
Évitez les pigments fantaisistes, tels que ceux qui brillent dans le noir ou les pigments fluorescents. Bien qu’attrayants, ces produits sont particulièrement instables et tendent à faner rapidement, laissant des tons ternes et sans profondeur. Si votre intention est d’apporter de la luminosité ou une dimension spectaculaire à votre œuvre, pensez plutôt à des techniques classiques, mais éprouvées. Par exemple, appliquez vos couleurs sur une surface dorée à la feuille, une méthode utilisée avec brio dans l’art byzantin ou par Gustave Klimt durant sa période dorée. Cette base précieuse réfléchira la lumière à travers des couches de peinture translucides, comme des glacis, offrant éclat et profondeur à vos teintes tout en garantissant leur durabilité.
Privilégiez les couleurs pures
Lorsque cela est possible, travaillez avec des pigments purs plutôt qu’avec des mélanges. Un mélange chimique peut provoquer des interactions imprévues qui altèrent la stabilité des couleurs. Si vous souhaitez obtenir une teinte complexe comme un violet, mais que vous ne disposez pas du pigment exact, optez pour une méthode indirecte. Par exemple, créez un effet violet en juxtaposant des glacis de rouge sur un fond bleu. Cette approche stratifiée offre une richesse et une subtilité que le simple mélange ne saurait égaler. De plus, en cas de doute sur la compatibilité chimique de deux pigments, utilisez un film protecteur entre eux. Pour la peinture à l’huile, appliquez un vernis gras avant d’ajouter une nouvelle couche. En acrylique, diluez votre base avec 50 % d’eau avant de superposer les couches, en laissant chaque niveau sécher entièrement avant de continuer. Ces précautions limiteront les risques d’interactions chimiques néfastes.
Exercez-vous sans relâche !
L’expérience est votre meilleure alliée. Plus vous manipulerez vos matériaux, plus vous en comprendrez les subtilités et les limites. N’ayez pas peur de commettre des erreurs. Chaque artiste, même les plus renommés, a traversé des phases d’expérimentation qui ont parfois conduit à des échecs techniques. Ces erreurs sont précieuses, car elles vous enseignent ce que les livres ne peuvent pas toujours transmettre. Prenez le temps d’explorer, de tester et de repousser les limites de vos techniques. Chaque tentative, même infructueuse, enrichira votre pratique et vous permettra de mieux anticiper les effets à long terme sur vos œuvres.

Par Victor Abel