Ruines mythologiques

On appelle souvent la vérité ce qui plait au sens ou ce qui est conforme à la subjectivité. Hormis quelques vérités mathématiques dont l’universalité ne serait être remis en question, pour un esprit pensant l’humanité, il convient donc faire des choix; prendre position et ne pas demeurer irrésolu. À moins… à moins que cet esprit ait vécu suffisamment longtemps à l’abri de la cité, qu’il se soit détaché des vérités toutes faites du haut de sa montagne.

Celui-ci peut recevoir le titre distinctif de sage, car il ne vit plus parmi ses semblables. Le sage s’arrache plus facilement aux fausses vérités qui plaisent aux sens… et à l’égo. Son corps, son cœur et son esprit ne connaissent plus de soubresaut, ou presque. Il parle au vrai, mais n’est pas entendu pour autant, car ses paroles vont à contresens de ce que le peuple souhaite entendre bien à l’abri de la lumière dans sa vallée sombre, mais heureuse. Le sage est condamné à rester solitaire, la vérité lui faisant violence. Celui qui écrirait ces lignes ne l’est pas pour autant, car pour ce faire, il doit lui aussi habiter la vallée de la cité.

Le sage est un ermite qui vit en marge du haut de sa montagne. Il convient de le répéter. Il voit de loin en loin des esprits en quête de réponse venir prendre conseil. Tous repartent, néanmoins. Marchant vers la vallée, ils ont tôt fait d’oublier ces mots qui les enjoignaient à s’arracher à leurs croyances. Le conseil est bientôt désappris, car celui qui l’aurait gravé en lui comprendrait qu’il doit, lui aussi, rester sur la montagne et nier sa vie dans la cité. Tout abandonner ! Il lui faudra, comme l’ermite l’a fait avant lui, déposer sa besace chargée de métaux et ne plus jamais y revenir, la laisser se dissoudre dans la nature. Le la lui rendre avant le terme. Il n’écoutera plus que les échos du bruissement des feuilles qui dirigera son attention sur l’essentiel. L’odeur de la terre l’apaisera enfin, car il reste néanmoins un homme.

Mais du haut de sa montagne, le sage contemple aussi la mythologie du monde. Il en trace déjà les ruines. Il ne déplace pas son regard vers ces arrières-mondes grecs ou romains, mais bien en avant. Sa vue porte loin. Des ruines mythologiques dont il prend acte proviennent des légendes des hommes de son temps, ceux qui vivent dans la vallée. Il contemple les temples modernes, ceux de la consommation, de l’individu et du non-sens. Ceux de l’abrutissement par la connaissance superficielle des choses. « Ceux-là tirent leur salut en sacrifiant leur peine. », dit le sage en sourcillant. « Ils s’offrent des présents dont il jette les oripeaux. Comme les anciens qui sacrifient ce qu’il y a de plus beau, ceux-là appellent l’acte incinération ou revalorisation. »

De toute l’histoire du monde, jamais les mythes n’auront pris une aussi grande importance, se dit aussi le sage qui a vu passer les civilisations comme autant de mouches qui possédaient leurs vérités propres. « Les gestes n’en restent pas moins commandés. », se répète le sage. Ils avaient peur des dieux, voilà qu’ils les ont tués, mais la peur manifestement reste. « J’ai aussi mangé mes dieux du temps que je vivais parmi eux ! », avoue le sage. « Ils ont tué leurs dieux. Ils se croient forts, mais une brise les emporte. Nous avons tué nos dieux pour les remplacer par la sottise des forces ici-bas. Des forces où chacun voit midi à sa porte. », mais le sage sait aussi qu’il ne sait rien, que sa sagesse du moment n’est qu’un fragment. Elle n’est qu’un point de vue et que la Vérité ne peut se trouver que dans la contemplation juste et parfaite de tous les points de vue. Elle est inaccessible, car l’homme est aveugle au Tout. Allez donc en paix, aveugles, et n’ouvrez pas les yeux, car la lumière vous les brulera… inéluctablement.