Réinventer la beauté

L’art moderne et l’art classique sont profondément différents. Depuis les modernes et à leur suite les artistes contemporains ressentent une pression constante pour innover, pour créer des œuvres entièrement nouvelles et uniques à chaque fois. Ce n’était toutefois pas le cas autrefois. Les anciens, notamment les artisans, suivaient un modèle très différent. Ils cherchaient à reproduire la beauté déjà définie, celle qui avait été immortalisée dans des œuvres considérées comme des modèles parfaits. L’idée de copier ou de recréer les chefs-d’œuvre du passé n’était pas perçue comme un manque d’originalité. Au contraire, c’était un honneur et un devoir.

Prenons l’exemple des artisans grecs. Pendant l’Antiquité, des artistes renommés, tels que ceux qui créaient des poteries, des mosaïques ou des sculptures, passaient leur vie à reproduire des formes établies. L’un des exemples les plus célèbres est celui du Discobolos. Cette statue de l’athlète lançant un disque est connue pour son geste parfait, capturant la force et l’équilibre. Mais il n’y a pas qu’une seule version du Discobolos. En fait, il en existe de nombreuses copies, chacune créée par différents artisans qui cherchaient à imiter les mêmes critères de beauté et de perfection. L’idée n’était pas d’ajouter une touche personnelle, mais de s’aligner sur les standards reconnus du « beau » à cette époque. Ce beau s’harmonisait avec l’idéal de cosmos antique.

Dans le cadre de l’art médiéval, l’on pourrait penser que les artisans du Moyen Âge avaient plus de liberté créative, en particulier en Occident. Pourtant, leur travail était principalement dicté par un objectif spirituel et religieux : représenter le « bien » suprême. Ainsi, les sculpteurs et les peintres du Moyen Âge consacraient leurs efforts à des œuvres sacrées, notamment pour construire et décorer les cathédrales. Leur art, qu’il s’agisse de vitraux, de statues de saints ou de fresques bibliques, devait incarner la grandeur de Dieu et de l’ordre divin. À titre d’exemple, dans la cathédrale de Chartres, les artisans ont créé d’immenses rosaces en vitraux. Chaque détail était minutieusement pensé pour représenter l’harmonie du divin selon la foi chrétienne. L’idée de dévier de cette harmonie pour un style plus personnel aurait été impensable.

C’est seulement beaucoup plus tard, au XVIIIe siècle, que des penseurs comme le philosophe Emmanuel Kant ont commencé à remettre en question cette approche. Dans son ouvrage de 1790, La Critique de la faculté de juger, Kant avance une idée révolutionnaire pour l’époque : ce qui est beau ne doit pas forcément correspondre à un ordre préétabli du monde. « De gustibus non est disputandum. » Des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Ainsi, la beauté est quelque chose que chacun peut ressentir différemment, subjectivement. Ce n’est plus seulement une question d’imiter un idéal universel, mais de ce qui plaît à chacun, selon sa propre sensibilité.

Cette nouvelle manière de penser ouvre alors la voie à une plus grande liberté artistique, mais elle marque aussi une rupture avec l’artisanat des anciens. Prenons le cas des peintres romantiques du XIXe siècle : ils cherchaient à exprimer leurs émotions personnelles, leurs visions intérieures, souvent en opposition avec l’ordre et la symétrie que l’on retrouvait dans l’art classique. L’art n’était plus seulement une question de maîtrise technique ou de respect des canons traditionnels, mais un moyen d’exprimer sa subjectivité. D’ailleurs, même la technique semble parfois échapper à l’artiste se permettant l’éphémère ou le périssable. L’arte povera nous en donne des images saisissantes.

Ainsi, à travers les siècles, l’évolution de l’art montre une transition entre la reproduction des standards de beauté intemporels et la recherche d’une expression personnelle. Dans les grandes lignes, les anciens célébraient la tradition, tandis que les artistes modernes valorisent l’innovation et l’individualité. Cependant, en regardant de plus près, chaque époque, l’artiste, qu’il soit ancien ou moderne, poursuit toujours le même but : capturer une certaine forme de beauté, qu’elle soit universelle ou subjective.