Le « sensiteur »
Le « sensiteur » que nous sommes tous…
Entre le musée des beaux-arts, quel qu’il soit d’ailleurs, et le musée d’art contemporain, il n’y a résolument pas qu’un pas. À travers les deux lieux, peu importe la ville où l’on se trouve, l’observateur, que nous appellerons le « sensiteur » dans cet article, déambule d’une salle à l’autre. Le « sensiteur » utilise ses sens afin d’apprécier ou pas ce qui est porté à ses organes sensibles, ses yeux, son nez, sa bouche (parfois, mais somme toute rarement), ses oreilles et sa peau… (ajoutez-y quelques sens méconnus du grand public, notamment la proprioception). Parfois ébloui, parfois dubitatif, parfois dégouté, le « sensiteur », c’est nous.
J’entendais dernièrement que les musées des beaux-arts conservaient l’expression consacrée du beau et que dans les musées d’arts contemporains réfugiaient le malaise dans l’art. Le malaise dans l’art ! Cette expérience de « l’inquiétante étrangeté », nous pouvons en faire intuitivement l’expérience. Comment ne pas sourciller à la vue de certaines compositions d’allure grotesque ou purement provocatrice que seuls les musées d’art contemporain et de nombreuses galeries savent héberger ? A-t-on besoin d’une éducation voire d’une initiation afin d’en saisir toute la valeur ? À titre personnel, je souhaite mettre de l’avant une méthode intuitive qui permettrait à tous les « sensiteurs » que nous sommes d’apprécier ou de se faire une idée objective de mes compositions. Force est de constater que tous les artistes ne se posent pas en libraire de valeurs. Il y a de la place pour tous. Je le reconnais. Mais pour le bien, justement de tous, le malaise dans l’art devrait être mieux compris afin, d’abord d’en arrondir les coins, puis, espérons-le, de le démystifier tout simplement. Mais d’où vient « l’inquiétante étrangeté » dans l’art ?
Je propose de partir d’exemple qui pose le problème du malaise dans l’art avant d’en proposer des versions plus subtiles. Je pense à ce titre au courant « Abject Art » ou art abject, qui a trouvé sa vigueur à partir des années 1980 aux États-Unis. Les représentants de ce courant travaillent sur une conception du corps humain qui rompt avec toutes les conventions, même celles qui ont été abandonnées par la plupart des artistes contemporains du XXe siècle. Ces artistes dialoguent avec le corps humain abattu, malade, sale, blessé, autrement dit : abject. Pour vous figurer cet art sans vous le monter explicitement, il est de ceux que les algorithmes pudibonds de la Silicon Valley ne sauraient accepter même dans les espaces privés. Je vous renvoie à la composition de Kiki Smith intitulée « Tale » (1992) ou celle d’Andess Serano intitulé « Piss Christ » de 1987. Même pour un initié en art, ces deux compositions peuvent faire sourciller. Certains n’y verront que de la laideur alors que d’autres seront profondément scandalisés par le message que portent ces compositions. En l’occurrence, je ne livrerai pas d’éléments de critique ou d’interprétations. Je souhaitais seulement mettre en lumière deux réalisations publiques qui suscitent une inquiétante étrangeté dans l’art contemporain et non pas pour dénoncer une énième fois l’utilisation de la provocation comme médium. Le malaise existe bel et bien dans l’art contemporain. Il contribue à l’éloignement du public des musées. Il creuse le fossé entre le profane et l’initié. Or, existerait-il ailleurs que dans les compositions des contemporains ? Pourrait-on trouver de l’étrange dans un musée des beaux arts ?

Si les musées d’art contemporain regorgent de compositions toutes singulières qui brisent les codes de l’art classique, peut-on affirmer pour autant que les collections des musées des beaux-arts sont plus universelles ? Je suspecte ici encore une certaine forme de malaise. Il ne prendrait pas sa source dans celui suscité par l’art moderne, mais il existerait tout autant. Sinon, pourquoi de nombreuses personnes ne franchissent pas les portes de tels musées ? Au San Diego Museum of Art, vous pouvez apprécier, si vous êtes de passage en Californie, une huile sur toile de Juan Sánchez Cotán intitulée « Nature morte aux coing, chou, melon et concombre » peinte vers 1602. Cette composition me fascine. Elle marque le grand style, c’est-à-dire que la souplesse des gestes de l’artiste nous fait oublier qu’il s’agit de peinture. On s’y plongerait comme dans une photographie et elle nous fait oublier que c’est une réalisation du début du XVIIe siècle. En Espagne, à cette époque, s’était accompagné à l’éveil du naturalisme dont est marqué « Nature morte aux coing, chou, melon et concombre » et à l’éveil de la vraisemblance des représentations un intérêt marqué pour les objets du quotidien. La nature morte qui devient de plus en plus populaire contraste culturellement avec les fresques commanditées par le roi dans l’un des plus grands chantiers de cette époque : L’Escorial. L’art du Greco détonne avec celui des naturalistes dont Juan Sánchez Cotán s’inscrit. D’une part, on retrouve dans L’Escorial des commandes permettant aux grands aristocrates, surtout la famille royale, de fonder leur pouvoir à l’aide de compositions monumentales qui les rapprochent symboliquement de Dieu. Au delà de la taille, du fait que les images ne sont pas aussi présentes dans l’esprit de tous un chacun (contrairement à notre époque qui foisonne d’image), les « Grands » d’autrefois n’hésitent pas à demander aux artistes de les représenter aux côtés de prophètes des temps anciens. On peut ainsi voir l’un ou l’autre des notables des XVI XVII et XVIIe siècle dans la foule suivant Saint-Jean-Baptiste ou écoutant Jésus sur la montagne. Contrairement aux naturalistes qui prônent la vraisemblance des représentations, l’anachronisme est tout à fait accepté pour assoir son pouvoir ici et là. Ceci étant, on peut de bon aloi se poser la question suivante : est-ce que l’observateur, même non-initié à l’art était dupe au point de croire que les grands commanditaires de cette époque (mais pas seulement aux siècles sus-cités, car cette pratique est courante jusqu’à l’exposition de la modernité) dialoguaient avec les prophètes ou éventuellement s’octroyaient des têtes à têtes avec le « Seigneur tout puissant » ? On peut douter de l’éducation du peuple de cette époque, mais je me garderai de les considérer comme de pures imbéciles. Raison gardée, on peut se douter qu’une forme de malaise les animait en leur temps. On peut aussi imaginer un autre type de malaise. Celui d’un ouvrier des mines de charbon dans l’Angleterre du XIXe siècle qui se trouverait vis-à-vis du portrait grandeur nature du grand capitaliste qui exploiterait la houille à cette époque. Le tableau fusse-t-il une réalisation technique hors du commun, il aurait tout aussi bien suscité le malaise. On peut le croire !

Le malaise dans l’art exprime tout bas ce que l’observateur n’ose pas dire tout haut. La modernité s’étant affranchi des grands codes régissant le beau, le bien et éventuellement le grandiose, c’est bien au sujet de s’exprimer. Ici, le sujet, c’est celui qui observe, qui ressent. En face d’une œuvre qu’il ne comprend pas ou qui heurte ses croyances, qu’en bien même qu’elle soit exposé dans le plus grand musée du monde, l’observateur se tait. Son silence est triste. Je voudrais que l’art fasse parler. Qu’il délie les cœurs aussi bien que les langues. Qu’il nous permette de nous souvenir mieux. Je voudrais que l’art soit une expérience personnelle qui nous transforme tous. Que l’art nous améliore. Qu’il nous enseigne notre finitude. Qu’il permette d’accepter la douleur et qu’il soit source de joie. Je ne souhaite pas que l’art fasse taire qui que ce soit ! En face d’une œuvre incomprise, l’observateur ne dit mot pour ne pas passer pour celui qui justement ne sait pas décrypter les codes d’un mouvement subtil dont il faut être initié. Pour autant, je ne prône pas la simplification. Je crois en l’intelligence du genre humain. L’art doit être libre dans son expression et dans son interprétation. Si l’observateur trouve un œuvre laide, qu’il se manifeste et qu’il ne se taise pas à jamais. Si elle pose question, qu’il pose cette question ! Si elle fait douter, alors doutons ! Creusons librement les intentions des créateurs. Mais pourquoi, direz-vous, pourquoi une œuvre devrait être laide, douteuse ou pire, obscène ?

Les artistes bien formés sont des observateurs attentifs du monde tel qu’il est. Ils expérimentent le monde par les sens, d’abord, et tentent de restituer à travers des matériaux sensibles le fruit de leurs observations. Il ne s’agit plus d’observer seulement des paysages. Les rapports humains nous fournissent une panoplie de scène plus ou moins abstraite, plus ou moins réaliste. Les artistes expriment aussi le monde intuitivement. C’est d’ailleurs là l’une de leurs forces. L’observation permet d’associer les couleurs aux émotions, les formes aux discours et les contrastes à l’altérité. L’artiste est philosophe sans toujours le savoir, car ses gestes développent son éthique personnelle. Mais qui est l’artiste et comment peut-on le reconnaître ? Est-ce celui qui s’exprime à travers la matière ? C’est une condition nécessaire, mais loin d’être suffisante. L’artiste est celui qui élargit le domaine du réel en laissant s’exprimer les gestes du corps et de l’esprit. Le compositeur, le chorégraphe, le réalisateur, le peintre qui élargit le domaine du réel, c’est-à-dire qui créer de l’inédit, peut de bon aloi être qualifié d’artiste. L’interprète est quant à lui sur la bonne voie de l’apprentissage. Les efforts soutenus, l’observation du monde, ses échanges avec le monde et la nature façonnent ses sens. L’observation les aiguise. Il faut avoir beaucoup vu, entendu, gouté, senti, touché, aimé, détesté, accueilli, pardonné pour créer son éthique personnelle. Ainsi, celui qui s’exerce à élargir le domaine du réel, même modestement, pourra prétendre atteindre l’observateur dans toute sa simplicité, son authenticité, son intelligence d’homme. Pris au sens de tous ses sens, nous appellerons ainsi l’observateur le « sensiteur » : celui qui reçoit à travers ses sens.
Alors, « sensiteurs », ne soyons plus accablé de quelconque malaise. Accueillons l’art comme un poème presque scientifique qui nous parle du monde dans lequel nous vivons.