Less is better

Reprenant avec un peu d’ironie un dicton populaire en développement informatique, « less is better », je souhaite poser la question de la transformation de la matière, celle des matériaux et des techniques utilisées en production matérielle et artistique, mais aussi celle du plus grand nombre soit : la consommation.

Mais d’abord, « less is better », qu’est-ce à dire ?

En informatique, on privilégie un code bien ordonné, lisible et sans répétition. C’est une méthode qui tire sa genèse dans le rasoir d’Ockham, concept mathématico-philosophique du XIVe siècle qui sert à éliminer le superflu d’un raisonnement et de son écriture mathématique, s’il y a lieu. On comprend alors mieux l’expression « less is better ».

Une simplification des idées

Chaque jour, on fait un pas de plus vers la digitalisation de nos modes de vie et nos pratiques de travail. Les services que nous utilisons et qui nous gouvernent n’y échappent pas. Ces derniers communiquent de mieux en mieux entre eux (banques, services publics et privés d’ailleurs) soit dit en passant. Tout est plus léger, plus rapide à l’instar des « vidéos courtes » qui abondent sur la toile des réseaux sociaux. À cet égard, cet article n’aura pas de succès, car ses idées, bien qu’en lien les unes les autres, sont trop nombreuses. L’internaute préfère les médias qui soutiennent une idée et une seule, les algorithmes aussi. Je ne saurais dire qui ou quoi tire l’un vers cette simplification extrême ?

Matériaux et techniques ? Double détour.

J’annonçais d’entrée de jeu vouloir m’interroger à propos des matériaux et des techniques en production matérielle et artistique. Pourquoi donc un détour par le rasoir d’Ockham et une brève interrogation à propos de la digitalisation ? La raison est double. D’une part, l’intelligence artificielle est un moyen formidable de production. Formidable, par sa rapidité à superposer les symboles et les restituer dans une forme nouvelle. Encore faut-il savoir pourquoi on fait les choses et créer pour créer n’est pas mieux que celui qui s’écoute parler. L’intelligence artificielle est probablement l’outil le plus puissant que l’esprit humain ait créé. Il n’en demeure pas moins un outil parmi d’autres et je ne crois pas qu’il sonne le glas (cloche des morts) de la création physique. En effet, la haute résolution d’un écran ne saurait révéler la texture, la chaleur — la froideur — d’une œuvre. L’œuvre matérielle, le tableau, la sculpture, je peux la voir, la sentir, la contourner… en percevoir les vibrations. J’entends déjà les objections liées à l’utilisation des imprimantes 3D et de ces bras robotisés qui peigne des œuvres numériques dans la matière. J’exprimerai mon point de vue dans un prochain article à cet effet.

Less is better

La deuxième raison pour laquelle j’ai souhaité m’interroger sur la puissance de l’informatique avant de poser plus en avant le sujet qui m’importe repose sur une tentation du consommable, de l’éphémère. J’exclus de l’éphémère toutes ces performances artistiques qui consistent à modifier la disposition de la matière pour en créer une œuvre commensale de la nature. Ces œuvres de land art sont tout à fait souhaitables et toujours agréables à découvrir. Lorsque j’utilise le vocable éphémère, je résonne avec un autre référentiel de temps, un temps plus long qui n’est pas, je dois le reconnaitre, au goût du jour. En effet, l’artiste ou l’artisan, d’ailleurs, est modificateur de matière par le truchement de ses idées à travers sa technique de mise en œuvre. L’industrie n’aura fait que standardiser et démultiplier les processus. Idéalement, un modificateur de matière vise la pérennité de son ouvrage ou du moins, il se donne pour objectif une utilisation des plus longue pour tout ce qui est consommable. Il ne le fait pas pour sa propre postérité encore moins pour entretenir un modèle économique du remplacement programmé. Tant qu’à modifier la matière irréversiblement, peut-il s’exercer à la modifier pour le bien et pour le beau… pour le plus longtemps possible. On pense à regret aux électroménagers des années glorieuses. Pourquoi avons-nous accepté l’obsolescence programmée ? Ceci est vrai pour la consommation, mais ne sommes-nous pas impressionnés par ces œuvres funéraires de l’ancienne Égypte qui conserve à l’aide de la cire d’abeille toutes ses couleurs même après plus de 2000 ans ? Ne sommes-nous pas fiers de ces statues de l’antiquité (trop vieilles pour être « déboulonnées »), de ces bâtiments séculaires qui ornent aujourd’hui nos vieilles villes ? Remercions Léonard de Vinci d’avoir porté une attention particulière à ses supports, à ses pigments et à ses recherches concernant les techniques de vernissage.

Une virée au musée Léon Dierx

Avec mes enfants, je visitais dernièrement pour une énième fois le Musé Léon Dierx, rue de Paris à Saint-Denis de la Réunion. Nous faisions le tour de la collection permanente et ils m’interrogeaient sur l’état de conservation de certaines des œuvres, notamment les huiles sur toile et les huiles sur carton particulièrement déformé par le temps. Les huiles sur toile étaient pour la plupart largement fissurées après un peu plus de cent ans d’existence. Elles contrastaient avec le bon, voire de très bon état de conservation des huiles sur bois de la même époque. Nécessairement, le bois est plus robuste que la toile. Sa rigidité évite tout mouvement des couches pigmentaire. Son épaisseur permet aussi une plus grande adaptabilité aux changements de température et d’humidité. Ceci n’est pourtant que des exemples particuliers. Ils révèlent tout de même que certains matériaux et techniques passent mieux le temps. Au passage, La Joconde est une huile sur bois de peuplier. Un bronze, en sculpture cette fois, passera mieux les siècles qu’une statue de bois déjà fissurée au soleil après quelques mois.

Less is « toujours » better ?

Il y a évidemment un coût à produire contre le temps. Dans un monde gouverné par l’instantané, la tentation de faire vite et bien est fort grande. D’ailleurs, pourquoi tout vouloir toujours tout rejetter en bloc ? Être d’un côté ou de l’autre ? Il serait difficile de s’extraire de la réalité. Je ne crois pas aux utopies. Dans le monde tel qu’il est, nous avons tous néanmoins compris que les ressources ne sont pas infinies. Certaines matières sont rares, voire en voie de disparition. Nous sommes aussi imbibés dans le paradigme de la production/consommation (celle de l’ogre orgiaque). Pourquoi alors ne pas s’interroger sur la qualité et la quantité de matière que nous transformons ou que nous achetons telle ? Celui qui possède les moyens de transformation a le devoir moral de se poser ce genre de question. Celui qui achète doit faire pression sur ceux qui possèdent les moyens de transformation, à défaut, il doit se résoudre à apprendre lui-même à transformer. L’artiste est aussi un transformateur de matière. Il doit réapprendre, quelques fois, à la transformer pour que son message traverse le temps en utilisas certains matériaux et pas d’autres.

Alors « less is better » quand nous produisons moins et qu’en contre-partie nous consommons mieux. Privilégier un produit avec un message n’est-il pas plus agréable que de gober du « plastoc » consommable ? Alors, il ne s’agit pas de s’arrêter de consommer. Juste pour vivre, il faut bien s’alimenter, boire, se loger… mais se doter de moyens pour le faire mieux et avec intelligence ne sera pas non plus un mal. Enfin, j’invite les créateurs, ces transformateurs de matière à le faire pour le bien, le beau, en toute intelligence et en respectant au mieux la nature.