Introspection cubiste

« Comme l’individuation est une nécessité psychologique tout à fait inéluctable, le poids écrasant et tout-puissant du collectif, clairement discerné, nous fait mesurer l’attention toute particulière qu’il faut vouer à cette plante délicate nommée “individualité”, afin qu’elle ne soit pas totalement écrasée par lui. »
Dialectique du Moi et de l’inconscient, C. J. Jung.

Contrairement à l’idée reçue, une œuvre cubiste ne manque pas d’ordre. Regardez un cube. Vous ne verrez jamais que trois faces à la fois. Le placez en face d’un miroir n’augmentera pas votre perception. Tentez l’expérience, je vous y invite, et vous vous apercevrez que votre regard est soit dirigé vers l’objet, soit par son reflet. Une contraction des yeux ne vous servira à rien. Imaginez-vous maintenant le patron d’un cube que vous auriez découpé dans une feuille cartonnée. Mis à plat, le cube n’est plus, mais vous pouvez voir ses six faces. L’ordre de l’œuvre cubiste réside dans la mise à plat de l’ensemble des faces du symbole exprimé par l’auteur. Imaginez-vous une fois de plus une guitare dépliée et, il faut bien l’avouer, déformée par cette mise à plat. Vous obtenez un instrument de musique cubiste.

Serions-nous l’œuvre de nos vies ? Je le crois. Une œuvre qui consisterait à se mettre en scène, mais aussi à construire les plateaux et les décors. En fonction des représentations, qu’elles soient conscientes ou pas d’ailleurs, nous adoptons divers masques. Un masque pour le parent, s’il en est. Un autre pour le collègue ou le patron… un masque pour regarder en bas… pour regarder en haut. Un masque public, un masque privé ; celui de nos peines et de nos plus belles joies. Le travail qui consisterait à mettre à plat tous nos masques serait philosophiquement cubiste. Chaque coup de pinceau correspondrait à un trait de caractère, une qualité, un défaut, et cetera. Il ne s’agirait pas tout à fait de les dessiner, mais de reconnaître les différences, les ressemblances, les croisements, les oppositions surprenantes, parfois tout à fait contradictoires qui décrivent nos différents masques. Discriminer d’abord, mais dans un dessein de réconciliation des contraires.

Suffira-t-il de prendre un bout de papier, de se plonger en soi et de rédiger les différentes versions du moi ? Partant du postulat que nous sommes les reflets mimétiques des actions qui nous mettent en relation avec les autres, nous ne pourrons dessiner notre portrait cubiste qu’en nous éprouvant à nos semblables, car nous pourrions penser être autre chose que l’expérience nous le révèlera. Prenons le courage à titre d’exemple. On souhaite « bon courage » pour dire au revoir, parfois même à un inconnu. Cela part d’une bonne intention, mais cette expression ne me semble pas appropriée au quotidien. Qu’est-ce que le courage sinon la capacité d’un être rester actif en face d’un danger imminent ? Souhaiter bon courage implique que l’on souhaite à l’autre un danger pour qu’il puisse se révéler. Au mieux, il serait souhaitable de souhaiter de la persévérance, mais je m’éloigne.

Revenons au courage. Si je ne peux pas donner les couleurs de cette vertu à l’un ou l’autre de mes masques sans avoir éprouvé le danger, il en va de même pour toutes les qualités ou les défauts qui ornent mon caractère. Suis-je généreux ? Je ne le saurai que par expérience. Expérience qui demande une honnêteté de conscience qui m’amènera aussi à décrire toute l’ombre qui a contribué à façonner les masques que je porte tout au long de la journée. Et que faire de l’ombre ?

Continuons l’expérience de pensée avec le courage. Aristote décrivait la verrue comme un équilibre juste et parfait entre deux autres vices. Le mot est un peu fort, mais le vocable vertu ne l’est pas moins. Alors, conservons-les. De part et d’autre du courage, donc, la témérité (mobilisation des forces en face d’un danger futile) et la pusillanimité (absence de force en face d’un danger imminent). L’expérience d’une vie montrera peut-être qu’en portant tel ou tel masque, je sais faire preuve de courage, mais que je suis téméraire avec le masque que je porte avec mes amis… que je suis pusillanime au travail, que sais-je encore ?

Nous dessinons symboliquement nos masques depuis les expériences de notre enfance. Jung nous enseignait en les nommant « personae » que ce processus est tout à fait inconscient, mais que parfois, notamment lors de conflit intérieur, la conscience s’aperçoit d’asymétries entre l’une ou l’autre de nos personae. Par exemple, la persona d’un individu en public qui serait particulièrement empathique avec des inconnues pourrait entrer en conflit avec la persona de la sphère privée qui aurait tendance au contraire à ne faire preuve d’aucune pitié avec les membres de sa famille. Le conflit peut être l’étincelle qui mène à l’introspection que je qualifie de cubiste, mais cela ne restera qu’un choix personnel.

Hors de tout conflit majeur ou mineur d’ailleurs, un individu souhaitera peut-être entreprendre la démarche de se mieux connaitre. Le processus d’individuation est long et, il faut bien le reconnaître, de temps en temps douloureux et moralement pénible. En effet, pour devenir la meilleure version de soi-même, il faut savoir plonger dans les abysses de sa psyché. L’analyse des rêves y concourt, l’identification de ses personae aussi. Ce chemin, d’une vie parfois, conduira le pèlerin à la réconciliation de l’ombre et de la lumière qui l’habite. Les blessures toutes personnelles trouveront leur équilibre. Des forces contraires résisteront à ce travail. Elles proviendront d’abord de soi, mais aussi du collectif dont la psyché n’est qu’un filtre catalytique. L’énergie consacrée à les surmonter, à se plonger dans son inconscient collectif, renforcera la personnalité. Les personae, enfin, s’accorderont pour former une unité que l’on appelle le Soi. Vous replongerez en vous et contrairement à l’instant où il ne vous était pas possible de voir toutes les faces de votre personnalité à la fois, comme le cube dont trois faces seront toujours masquées, c’est un Vous plus harmonieux que vous apercevrez par delà les apparences.

Pour aller plus loin :
Théorie mimétique énoncée dans cet article : voir les thèses de René Girard.
Personae : voir les thèses de Carl Gustav Jung en y adjoignant une étude approfondie de l’inconscient collectif et des différents archétypes.
Dans une moindre mesure concernant les notions de vertus énoncées : Éthique à Nicomaque d’Aristote.