Horizon de réception
Avec un titre aussi peu racoleur, cher lecteur, comment attirer ton attention ou comment te retenir ? Mais tu sais que j’ai à cœur de bien traiter ton intelligence et qu’en soi, nous nous comprenons. Après mûre réflexion, j’ai donc décidé de conserver ce titre : horizon de réception. La réception en art est un domaine abyssal, mal compris dans ses arrières-monde, mais dont nous faisons tous l’expérience au quotidien. La réception tente de comprendre comment une œuvre est reçue par le public. Elle s’occupe aussi à comprendre pourquoi une œuvre peut être ignorée ou rejetée un temps puis reçue parfois des dizaines d’années plus tard. Je me propose donc dans ce bref article d’être précis et subtile. À bon entendeur et pour tous ceux qui seraient intéressés par le sujet… explications…
Est-ce que l’an 2025, ainsi naissant, éveillera le bon goût ? Si ce dernier était chose assez bien répandue, contrairement à ce que l’on pourrait croire subjectivement, nous ne subirions pas aussi souvent les affres de la mode et de son outil de propagande préféré : la publicité. En effet, aurait-il bon goût celui ou celle qui externalise sa capacité à bien juger de ce qui est beau de ce qui ne l’est pas ? Les modes passent au gré des saisons, voire plus rapidement en ce qui concerne les « Fashion News and Trends ». On remplace ! On jette à la poubelle du mauvais goût supposé ce qui le jour d’avant convenait parfaitement ! Et il ne s’agit plus que de mode vestimentaire. La maladie psychiatrique s’est étendue à presque tous les domaines. Le dernier téléphone à la pomme est d’une nécessité inéluctable à quelques jours de sa prochaine sortie. Où en sommes-nous d’ailleurs à ce sujet ? XV, XVI ? Pouvons-nous espérer qu’il soit guillotiné ? J’en doute. C’est vrai pour la pomme, mais son principal concurrent de Corée du Sud fait tout aussi bien en matière de propagande pour affaiblir notre capacité à apprécier par nous-même le beau, le sublime, l’inédit, quoique encore trop nouveau. De gustibus et coloribus non est disputandum : des goûts et des couleurs, on ne discute pas ? Et pourquoi alors en parler autant ? Mais qu’est-ce que j’entends par ces quelques sarcasmes ? Et en quoi ils ont à voir avec l’horizon de réception ?

Ceci étant, m’éloignerais-je de l’horizon que je souhaite approfondir, soit celui de la réception ? Posons donc les bases, en dur, après s’être un peu amusé de nous, car nous sommes tous un peu faibles en matière de propagande publicitaire et de mode ! Il faut bien le reconnaître !
La réception d’une œuvre d’art n’est pas toujours immédiate. Elle peut être tardive, parfois à des décennies de distance de sa création, le temps que le public apprenne à lire ses codes ou que le contexte socioculturel évolue. Nietzsche, par exemple, n’a pas connu une réception favorable de son vivant. Sa pensée, jugée trop abrasive ou complexe, a été rejetée par la plupart des lecteurs du XIXe siècle en son temps. Ce n’est que trente, voire quarante ans après sa mort, que ses idées ont trouvé un écho, notamment chez Sartre, mais aussi chez tous les philosophes du soupçon du XXe siècle. Le public, armé d’un nouveau regard, a pu recevoir l’œuvre nietzschéenne qui, en son temps, dépassait les attentes et les habitudes. De la même manière, les impressionnistes ont subi un rejet massif à leurs débuts. Leur manière de peindre, à la touche rapide et aux sujets banals, rompait avec l’académisme séculaire de l’Académie française des Beaux-Arts. Mais, à mesure que le regard a changé, que les codes ont été apprivoisés, ces peintures ont fini par être reçues, célébrées, intégrées au panthéon de l’art. Là encore, le temps a été le médiateur essentiel entre l’œuvre et son public. On peut évoquer également le cas de Vincent Van Gogh, dont l’œuvre n’a trouvé aucune reconnaissance de son vivant. L’artiste a dû attendre la réception posthume pour que ses tableaux, jugés trop violents ou trop en dehors des normes, soient compris, et finalement… presque vénérés. Aujourd’hui, Van Gogh est une icône universelle, mais cela n’a été possible qu’au prix de cette distance temporelle qui a permis l’assimilation de ses codes par un public élargi. Du côté de la littérature pure, pensons à Franz Kafka, dont les manuscrits, voués à être détruits, ont été exhumés et publiés après sa mort. Le monde littéraire n’était pas prêt à recevoir l’univers absurde et oppressant de Kafka à l’époque de sa création. Ce n’est qu’au cœur du XXe siècle, alors que l’humanité vivait ses propres angoisses existentielles, que son l’œuvre a résonné profondément.
Si on peut compter des réceptions hâtives ou tardives, indépendamment du fait que la réception soit réussie, elle peut être positive ou négative. Tous ces critères ont une valeur transactionnelle. Ainsi, on pourrait comparer la réception d’une œuvre artistique à une transaction. En qualité d’artiste plasticien, j’y vois bien évidemment plus facilement une toile ou une sculpture, mais l’œuvre de l’esprit s’étend à tous les gestes du corps et de l’esprit qui tendent à élargir le domaine du réel. Une partition de musique jouée dans un silence recueilli, un poème chuchoté dans une langue rare, une performance dansée sur une place publique : tous ces actes participent à cette transaction où l’artiste livre et le public reçoit ou pas.
La transaction s’opère entre le créateur et le public, mais ce dernier, avec ses attentes et ses préjugés, détient souvent les clés de l’échange. Parfois, l’œuvre traverse difficilement cette frontière : pensons au « Sacre du printemps » de Stravinsky, dont la première représentation, en 1913, a provoqué un chahut dans la salle. L’horizon d’attente du public avait été brisé. Pourtant, cette œuvre, d’abord rejetée, est aujourd’hui un pilier de l’histoire de la musique.

Le créateur peut tout aussi bien s’agir d’un groupe. Cela est évident en musique avec des formations mythiques comme les Beatles ou Pink Floyd, dont certaines œuvres ont d’abord désarçonné avant de devenir des monuments et des références stylistiques. La peinture, elle aussi, connaît ses manifestes collectifs, à l’image des Futuristes, des Dadaïstes ou des Surréalistes, qui ont uni leurs forces pour bouleverser les codes. Mais attention, à ce niveau, à ne pas confondre l’horizon de création et la critique. Le critique se charge de proposer une valeur à l’œuvre en fonction de critères objectifs — composition, technique, innovation. La réception, quant à elle, est en partie indépendante de la critique. La réception est profondément subjective, quoiqu’elle puisse être influencée par la critique. Prenons l’exemple du « Carré blanc sur fond blanc » de Kasimir Malevitch. La critique a longuement débattu de son « sens », mais le public est resté, dans un premier temps, largement sceptique. Ou encore celui des œuvres de Marcel Duchamp : son célèbre urinoir signé, « Fountain », a été reçu comme une provocation avant d’être réhabilité comme un geste fondateur de l’art conceptuel. Ici, la critique a dû jouer son rôle pour accompagner une réception qui, seule, aurait peut-être échoué à dépasser le simple choc de l’innovation. C’est bien ce va-et-vient, entre le créateur, la critique et le public, qui rend la réception d’une œuvre si fascinante et imprévisible. À chaque étape, des résistances peuvent surgir, mais c’est aussi dans ces résistances que l’œuvre trouve parfois sa postérité.
Donnons un exemple de réception négative, mais dont on parle largement. Le cas de la banane scotchée au mur par Maurizio Cattelan est révélateur d’une réception négative réussie. Elle est négative, puisque le public, dans sa majorité, s’est montré sceptique, voire indigné, quant à la valeur artistique de cette démarche conceptuelle. Pour autant, sa réception est largement réussie, puisque je n’ai pas besoin d’en dire plus pour que vous puissiez identifier l’œuvre dont je traite. Le caractère négatif augmente d’ailleurs la valeur de la transaction de réception : c’est précisément le rejet, ou du moins l’incompréhension initiale qui a assuré la viralité de l’œuvre et son inscription dans les débats sur l’art contemporain. Ce processus n’est pas nouveau. Le mouvement Dada, au début du XXe siècle, s’est lui aussi inscrit dans cette dynamique de réception négative réussie.
À l’inverse, considérons une autre forme de réception : celle qui, bien qu’immédiatement positive, ne parvient pas à s’inscrire dans le temps. Si je vous parle de « What You Waiting For? », le tube de Gwen Stefani sorti en 2004, il vous faudra sans doute un indice ou une recherche rapide sur Internet pour replacer cette chanson. Elle a pourtant connu un succès commercial retentissant à son époque, mais son impact n’a pas traversé les décennies. Cette réception éphémère contraste avec d’autres œuvres musicales, comme « Smooth Crimina » de Michael Jackson, qui, bien qu’ayant suscité à son époque des controverses sur le style ou les choix artistiques, demeure ancrée dans la mémoire collective. Michael Jackson, en général, a su s’inscrire dans cette logique de réception négative réussie : ses choix audacieux et parfois controversés ont clivé, mais ont également contribué à cristalliser son mythe, surtout après sa mort prématurée, qui a figé son œuvre dans une aura quasi sacrée.

Le cas de Nicolas de Staël illustre une autre facette de cette dynamique. Tout au long de sa vie, le peintre a connu des difficultés financières et une reconnaissance limitée. Ce n’est qu’après son suicide que son œuvre a connu un bond spectaculaire en termes de réception. Cette tragédie a contribué à attirer l’attention sur son travail, à recontextualiser ses tableaux, et à lui conférer une dimension tragique qui continue de fasciner.
Pour le créateur de valeurs, s’inscrire dans l’horizon connu d’attente du public, c’est certes jouer la sécurité. Mais peut-on parler de création à cet égard ? Le mouvement Dada et les néo-dadaïstes à sa suite proposaient le scandale comme élément de transaction de réception. En 2025, on ne fait plus guerre scandale. Devrait-on ?
Par Victor Abel