Garrocheur de peinture !
Je lance en boutade de temps en temps que je suis un « garrocheur de peinture » quand un Québécois me demande ce que je fais dans la vie. « Garrocher » est un régionalisme propre au Québec et à la Louisiane, qui provient de l’ancien français et qui signifie aujourd’hui « lancer » de manière fruste. On pourra dire par exemple : il me garrochait des cailloux. On peut l’utiliser aussi sous sa forme pronominale : se garrocher, c’est-à-dire, se précipiter. En ce sens, un bon « garrocheur » de peinture serait un peintre qui fait des éclats sur la toile. Jackson Pollock et mon « garrocheur » de peinture préféré. À sa suite, entre Paris et le Canada, j’affectionne tout particulièrement Jean-Paul Riopelle. Suis-je donc un « garrocheur » de peinture à leur suite ? Le bon observateur de mes travaux constatera tout de suite que non ! Résolument, je ne garroche pas la peinture et pourtant je les admire. Certains l’ont fait, garrocher de la peinture, et l’ont très bien fait, par ailleurs. Les toiles monumentales des expressionnistes abstraits me font vibrer, très sincèrement. Je dois le reconnaître. Pour autant, je ne saurais souscrire à la facilité de reproduire leur travail. L’art abstrait en général, l’expressionnisme abstrait en particulier, appartient à une époque. Quiconque s’y adonnera ne devra le faire que pour lui-même. À la manière de l’interprète qui rejoue une grande symphonie du XIXe ou du XXe siècle, l’artiste ne crée pas lorsqu’il le reproduit les gestes de ceux qu’ils ont précédés. Il interprète, tout du moins. Ce n’est pas dévalorisant en soi. On doit tous se faire la main à travers l’interprétation des grandes œuvres. C’est d’ailleurs une condition nécessaire au développement de son propre talent. Reproduire le réel est aussi l’un de ces exercices qui forment les gestes et l’esprit. Mais le créateur, le vrai, se fait violence. Dans un mouvement perpétuel, il observe le réel pour l’accroître et non pas le reproduire. Le travail de l’artiste mûr doit consister à élargir le domaine du réel. À défaut de me répéter, je définis l’art comme l’ensemble des gestes du corps et de l’esprit qui tendent à élargir le domaine du réel. L’art doit proposer à l’observateur du nouveau. Si l’artiste s’inspire, qu’il superpose a minima les styles existants ou qu’il croise les symboles dans de nouvelles métaphores visuelles. Certes, l’inconscient joue des tours à l’artiste. Ce dernier s’est nécessairement abreuvé de nombreuses formes et d’un florilège de contraste qu’il aura observés et tout au long de son apprentissage. Les compositions peuvent parfois tendre à la ressemblance. On ne courra pas au pilori les bonnes intentions en matière de création. Créer ex nihilo n’est d’ailleurs pas le propre de l’homme.
Alors, pourquoi ai-je sous-titré ce court papier : « Ou de la confusion historique entre le beau, le bon et le pas cher » ?
En regardant des vidéos sur Internet, un mot vient spontanément à la bouche de nombreux observateur : « satisfaisant » ! Comme si l’art devait se réduire à la satisfaction. Non pas que les arts plastiques ne doivent pas susciter du plaisir. Tant s’en faut ! Or, le problème vient dans le mode opératoire qui consiste à reproduire les satisfactions d’autrui. L’art dans son acception la plus noble est bien plus grand que cela. Certes, on part et l’on doit trouver satisfaction. Sans plaisir, à quoi bon ? Mais l’art est avant tout une recherche. Il doit faire vibrer le créateur pour ainsi espérer atteindre l’observateur. Puiser dans la satisfaction d’un autre, à défaut de me répéter, ne peut consister qu’en une action d’autoformation. Pour autant, la confusion ne provient pas de la possible appropriation de l’énergie de satisfaction d’autrui. Serait-on tenté d’imaginer les expressionnistes abstraits ou les cubistes d’ailleurs, sans se poser la question fondamentale suivante : pourquoi déformer le réel ? En s’inspirant des gestes, on ne peut que reproduire une technique. Si les cubistes ce sont employés à voir le monde différemment, c’est qu’au début du XXe siècle, il fallait parler du malaise engendré par les profondes transformations sociales, qui allaient avoir des répercussions irrévocables dans tous les rapports qui nous unissent, nous les hommes et le réel. Je doute que ce soit l’intention de l’interprète cubiste du XXIe siècle. Je crois sincèrement que nous devons nous approprier de nouveau rapport à la technique. Je propose en ce sens le supernaturalisme, mais il y en aura tant d’autres.
Nous avons tous le droit à l’erreur. Ainsi, je serai heureux qu’on me démontre le contraire, et qu’il me soit prouvé que le cubisme en particulier, soit encore aujourd’hui un outil de compréhension du monde tel qui nous est perçu.
Pendant tout le XXe siècle, il s’est développé un rapport à l’art que nous pourrions à juste titre qualifier « d’art pour l’art ». Cette démarche est essentielle dans le développement de l’artiste pendant son apprentissage. L’art pour l’art a néanmoins produit un effet secondaire plutôt indésirable : le malaise dans l’art contemporain. Pourquoi une tache noire sur une toile blanche devrait faire vibrer le public ? En qualité d’artiste, je m’émeus de ce genre de composition qui s’inscrit dans son rapport à l’histoire. J’en suis ému, non pas pour sa réalisation technique, mais pour la volonté de rupture avec certains codes obsolètes du monde en leur temps. Ces artistes qui ont osé dire leurs intentions, l’inadéquation de certaines structures ou organisations avec les réalités changeantes des modernes se devait d’être soulignée. Je reste néanmoins indifférent à toute tentative de reproduction de tels gestes qui ne serait pas porteuse de sens philosophique, moral ou politique, bien ancré dans son temps. Parfois même, ces compositions m’exaspèrent. Sinon, l’interprétation risque de tomber dans les travers de l’art pour l’art et de nourrir le malaise dans l’art contemporain.
Enfin, on pourra ne pas être en parfaite harmonie avec la position intellectuelle que j’endosse pourtant avec conviction. Nous sommes tous libres de nos interprétations. La beauté du monde réside d’ailleurs dans la multiplicité des points de vue, et que la vérité ne se trouve pas parmi l’un d’entre eux, mais bien dans la synthèse pure et parfaite de toutes les visions du monde.